Publié le 15 mai 2024

Observer la queue d’une baleine à bosse est bien plus qu’un spectacle : c’est le point de départ d’une contribution scientifique concrète.

  • La coloration sous la nageoire caudale, ou « biocarte d’identité », est unique à chaque individu et permet un suivi à long terme.
  • Les comportements de surface comme les sauts ou les filets de bulles ne sont pas aléatoires ; ils révèlent une véritable « grammaire comportementale » sociale et de chasse.

Recommandation : Apprenez à anticiper le moment de la plongée et à cadrer votre photo non pas comme un souvenir, mais comme une donnée précieuse pour la recherche sur les cétacés du Saint-Laurent.

L’instant est suspendu. Un souffle puissant déchire le silence de l’estuaire du Saint-Laurent, suivi d’une masse sombre qui glisse sous la surface. Puis, majestueuse, une immense queue bicolore se déploie avant de disparaître dans les profondeurs. Pour de nombreux observateurs, l’objectif est de capturer ce moment, de ramener un souvenir de cette rencontre avec un géant. Mais si cette photo, au-delà de l’émotion, pouvait devenir une pièce essentielle d’un grand puzzle scientifique ? En tant que chercheur au sein du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), je vous invite à changer de perspective. L’observation des baleines, et particulièrement des rorquals à bosse, n’est pas une activité passive.

Les conseils habituels se concentrent souvent sur l’aspect spectaculaire : repérer les sauts, admirer les souffles. Ces manifestations sont certes impressionnantes, mais elles sont avant tout des fragments d’un langage complexe. L’angle de cet article est donc résolument participatif. Nous allons dépasser la simple identification pour vous donner les clés de la « lecture » comportementale. L’idée n’est pas seulement de savoir que la queue est une empreinte digitale, mais de comprendre pourquoi et comment votre cliché de cette « biocarte d’identité » s’intègre dans des décennies de recherche au Québec. Nous verrons que la véritable clé n’est pas la chance d’être au bon endroit au bon moment, mais la capacité à anticiper, décoder et documenter ce que vous voyez avec la rigueur d’un scientifique de terrain.

Cet article est structuré pour vous transformer, pas à pas, d’un spectateur émerveillé en un observateur averti et un contributeur potentiel. Nous décoderons ensemble la grammaire comportementale de ces cétacés, apprendrons à les différencier de leurs cousins, et nous vous guiderons pour que votre prochaine photo de nageoire caudale soit parfaitement exploitable par nos équipes.

Pourquoi la baleine à bosse effectue-t-elle des sauts spectaculaires hors de l’eau ?

Le saut d’une baleine à bosse, ou « breach », est l’une des manifestations les plus puissantes du monde animal. Loin d’être un simple jeu, ce comportement répond à une grammaire comportementale complexe. La première hypothèse est la communication acoustique : l’impact colossal de plusieurs dizaines de tonnes sur l’eau génère un son grave qui voyage sur des kilomètres sous la surface, servant à signaler sa présence à d’autres individus. Une autre fonction est le déparasitage ; le choc permet de se débarrasser de certains parasites cutanés comme les poux de mer. Ces sauts sont particulièrement fréquents dans le parc marin du Saguenay–Saint-Laurent, où la population a fortement augmenté, passant de 5 individus en moyenne entre 2008 et 2017 à plus de 100 baleines à bosse observées en 2021, augmentant d’autant les interactions.

Ce comportement est également un puissant indicateur social. Il ne s’agit pas seulement de communiquer, mais de transmettre un message précis en fonction du contexte.

Étude de cas : Les sauts comme indicateurs sociaux chez les jeunes mâles

Les stratégies comportementales des rorquals à bosse semblent aussi complexes que l’utilisation d’outils par les grands singes en forêt, avec des sauts explosifs distincts selon l’âge et le contexte social. Les jeunes mâles effectuent des breachs plus fréquents et plus énergiques en période de compétition pour les femelles, utilisant ces démonstrations de force pour intimider leurs rivaux. À l’inverse, les baleineaux sont souvent observés en train d’imiter leur mère dans des sauts d’apprentissage plus courts et moins amples, intégrant ainsi les codes de communication de leur espèce.

Observer un breach n’est donc pas seulement un spectacle, mais une fenêtre ouverte sur la dynamique sociale d’un groupe. La fréquence et l’énergie des sauts peuvent renseigner les chercheurs sur la composition du groupe (présence de mâles en compétition, de mères avec leurs petits) et la période du cycle de vie.

Baleine à bosse en plein saut hors de l'eau dans l'estuaire du Saint-Laurent

L’observation attentive de ces comportements est donc cruciale. Un saut isolé n’a pas la même signification qu’une série de cinq sauts consécutifs. De même, un claquement de nageoire pectorale sur l’eau (pectoral slapping) ou de queue (lobtailing) sont d’autres « mots » de ce vocabulaire corporel, souvent utilisés pour des communications à plus courte distance.

Comment reconnaître la technique du filet de bulles en surface ?

Le rorqual à bosse n’est pas seulement acrobate, il est aussi un ingénieur. Sa technique de chasse la plus fascinante, le « filet de bulles », est un exemple remarquable de coopération et de stratégie. Cette méthode consiste à encercler un banc de proies (souvent du krill ou de petits poissons comme le capelan) en expirant de l’air pour créer un « mur » ou un « cylindre » de bulles. Ce rideau visuel effraie et concentre le poisson vers la surface, où une ou plusieurs baleines n’ont plus qu’à surgir gueule bée au centre du piège pour engouffrer des milliers de proies d’un coup. Reconnaître les signes avant-coureurs de cette chasse depuis un bateau d’observation est un défi passionnant pour un observateur averti.

Le premier indice est souvent sonore et visuel : des claquements de queue répétés (lobtailing) peuvent servir à regrouper le poisson. Ensuite, il faut scruter la surface de l’eau. Ne cherchez pas la baleine elle-même, mais plutôt les traces de son action. L’apparition d’un cercle presque parfait de bulles ou d’une « écume » anormale à la surface est le signe le plus probant que le piège se met en place. Les oiseaux marins, comme les fous de Bassan ou les goélands, sont également d’excellents indicateurs. Un regroupement soudain d’oiseaux plongeant frénétiquement au même endroit signifie qu’un festin est sur le point d’être servi à la surface.

Observer cette technique est un privilège, car elle témoigne d’une intelligence et d’une coordination sociale avancées. Dans certaines régions du monde, les baleines émettent même des vocalisations spécifiques pour coordonner l’attaque. Dans le Saint-Laurent, il s’agit souvent d’une action solitaire ou en petit groupe. Les signes à rechercher sont :

  • L’apparition de cercles ou de spirales de bulles remontant à la surface.
  • Le regroupement et le plongeon massif d’oiseaux marins sur une zone très concentrée.
  • L’observation du « mur » de flancs de plusieurs baleines convergeant sous l’eau vers un point central.
  • Les claquements de queue (lobtailing) qui précèdent souvent la phase de chasse active.
  • La présence de plusieurs individus dont les mouvements semblent synchronisés et coordonnés.

Être capable de repérer ces indices vous permet non seulement d’anticiper le moment spectaculaire où la baleine va surgir à la surface, mais aussi de comprendre la complexité de l’ingénierie écologique déployée par ces géants pour se nourrir.

Tic Tac Toe ou Siam : qui sont les stars à bosse du Saint-Laurent cette année ?

Grâce à la photo-identification, nous ne voyons plus des baleines à bosse anonymes, mais des individus avec une histoire, une généalogie et des habitudes. C’est ici que votre rôle d’observateur citoyen prend tout son sens. Chaque photo nette de la face inférieure d’une nageoire caudale est comparée à un catalogue de plusieurs centaines d’individus connus qui fréquentent le Saint-Laurent. Certains sont de véritables célébrités, suivies par nos équipes depuis des décennies. L’une des plus connues est sans doute Tic Tac Toe, une femelle dont l’histoire familiale illustre parfaitement la puissance de ce suivi à long terme.

Étude de cas : Tic Tac Toe, trois générations de baleines à bosse

Tic Tac Toe, une femelle aujourd’hui âgée de 27 ans, est connue des chercheurs du GREMM depuis 1999. Elle est facilement reconnaissable grâce au motif en forme de « X » visible sous sa nageoire caudale. En 2007, elle a marqué l’histoire en amenant le tout premier baleineau connu à être né d’une mère du Saint-Laurent dans l’estuaire, une jeune femelle baptisée Aramis. Treize ans plus tard, en 2020, la puissance du suivi international a permis d’observer Aramis dans les eaux chaudes des îles Turques-et-Caïques avec son propre baleineau. Tic Tac Toe devenait ainsi grand-mère à 23 ans, et nous pouvions documenter une lignée sur trois générations.

D’autres individus comme Siam, Irisept, ou encore Bolt (nommée pour une marque en forme d’éclair sur sa queue) sont également des habituées de l’estuaire. Le suivi de ces « stars » et de leurs déplacements nous fournit des informations capitales sur leurs routes migratoires, leur taux de reproduction et leur espérance de vie. Le fait de les revoir année après année dans le Saint-Laurent confirme l’importance de cet habitat comme aire d’alimentation estivale cruciale. C’est durant cette période qu’elles doivent accumuler suffisamment de réserves de graisse pour survivre au long voyage et à la saison de reproduction hivernale.

Comme le souligne une analyse du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM) rapportée par Baleines en direct :

Ce qui peut être normal étant donné que les rorquals à bosse migrent aux Antilles l’hiver et passent la saison froide sans se nourrir, vivant sur leurs réserves de gras.

– Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), Baleines en direct

Chaque nouvelle observation d’un individu connu ou la découverte d’un nouveau venu est une victoire pour la recherche. Cela démontre que l’estuaire du Saint-Laurent reste un écosystème suffisamment riche pour attirer et soutenir ces géants, génération après génération.

L’erreur de confondre un rorqual commun rapide avec une baleine à bosse acrobatique

Dans l’excitation d’une observation, l’identification peut être délicate. Une erreur fréquente pour les non-initiés est de confondre un rorqual à bosse avec un rorqual commun. Pourtant, leur « personnalité » et leurs caractéristiques physiques sont très différentes. Le rorqual commun est le « lévrier des mers » : long, fin, et incroyablement rapide, capable de pointes à 40 km/h. Il se déplace en ligne droite, effectue une série de 3 à 5 respirations rapides et puissantes, puis sonde pour une longue période sans jamais montrer sa queue. Son souffle est une colonne haute et étroite.

La baleine à bosse, elle, est la « ballerine » des océans. Plus trapue, elle est beaucoup plus lente et sinueuse dans ses déplacements en surface. Son comportement est bien plus acrobatique : elle saute, frappe l’eau de ses immenses nageoires pectorales et, surtout, elle montre presque systématiquement sa large nageoire caudale avant une plongée profonde. Son souffle est plus bas et buissonnant, en forme de ballon. La nageoire dorsale est aussi un critère clé : petite et située très en arrière du corps chez le rorqual commun, elle est plus trapue et placée sur une bosse caractéristique chez le rorqual à bosse.

Le tableau suivant résume les différences fondamentales à observer pour ne plus les confondre, en incluant également le petit rorqual, autre visiteur fréquent du Saint-Laurent.

Guide de différenciation visuelle des grands rorquals du Saint-Laurent
Caractéristique Rorqual commun Baleine à bosse Petit rorqual
Séquence respiratoire 3-5 respirations rapides Souffle buissonnant, lent Souffle quasi invisible
Nageoire caudale Ne montre jamais sa queue Montre toujours sa queue en plongeant Queue rarement visible
Vitesse de déplacement Sprinteur linéaire (40 km/h) Lente et sinueuse Tendance à marsouiner
Taille moyenne 18-20 mètres 13-15 mètres 6-10 mètres
Dorsale Petite, très en arrière Bosse + dorsale courte Dorsale prononcée

Ces différences sont subtiles de loin mais deviennent évidentes avec un peu de pratique. La prochaine fois que vous verrez un grand cétacé, posez-vous les bonnes questions : est-ce que je vois la queue ? Le déplacement est-il rapide et direct ou lent et erratique ? Le souffle est-il une colonne ou un buisson ?

Vue comparative des nageoires dorsales de trois espèces de rorquals

Cette distinction est importante car elle renseigne sur la diversité de la mégafaune présente dans une zone donnée à un moment T, une information précieuse pour évaluer la santé de l’écosystème marin.

Photo floue : comment prendre un cliché de nageoire caudale exploitable par les chercheurs ?

Vous avez réussi à identifier une baleine à bosse, vous anticipez sa plongée… C’est le moment crucial. L’objectif n’est pas de prendre une belle photo, mais une photo utile. C’est là que la science participative prend tout son sens. Une photo exploitable est une photo qui permet d’identifier sans ambiguïté les motifs de coloration, les cicatrices et le bord de fuite de la face inférieure de la nageoire caudale. Comme le précise la Station de recherche des îles Mingan (MICS), une autorité en la matière, ce cliché est la pierre angulaire de leur travail.

Selon la Station de recherche des îles Mingan (MICS) dans son guide de photo-identification :

Le rorqual à bosse peut être identifié en utilisant la pigmentation de la face ventrale de sa nageoire caudale. Les couleurs peuvent varier du noir uni au blanc uni, en passant par une myriade de patrons de noir et de blanc. Il s’agit de l’espèce de baleine la plus facilement reconnaissable.

– Station de recherche des îles Mingan (MICS), Guide de photo-identification

Une photo floue, mal cadrée ou prise sous un mauvais angle est malheureusement inexploitable. Le secret réside dans l’anticipation et la technique. La baleine effectue généralement une série de respirations en surface avant de cambrer le dos (un mouvement appelé « dos rond ») juste avant la plongée. C’est le signal ! Votre appareil doit être prêt. Visez le dos de la baleine et suivez son mouvement descendant. La queue apparaîtra à cet endroit précis. Le mode « rafale » de votre appareil photo est votre meilleur allié pour augmenter vos chances d’obtenir une image nette au sommet de l’arc de la queue.

Pour transformer votre tentative en succès, suivez une méthode rigoureuse. Chaque détail compte pour que votre cliché puisse intégrer les catalogues d’identification et contribuer réellement au suivi des populations.

Votre plan d’action pour une photo-identification réussie

  1. Anticipation : Repérez la séquence de respirations et le « dos rond » qui précède la plongée. Positionnez votre appareil photo avant même que la queue ne sorte de l’eau.
  2. Cadrage et Focus : Visez la nageoire caudale entière. Assurez-vous que l’image est la plus nette possible, en particulier sur les motifs de pigmentation et le bord de fuite (le bord arrière de la queue).
  3. Lumière et Angle : Essayez d’avoir le soleil dans le dos pour bien éclairer la face inférieure de la queue. Une photo prise perpendiculairement à la queue est idéale.
  4. Documentation : Notez la date, l’heure et la localisation GPS la plus précise possible de votre observation. Ces métadonnées sont aussi importantes que la photo elle-même.
  5. Transmission : Soumettez vos meilleures photos (même si elles vous semblent imparfaites) aux plateformes de science citoyenne ou directement aux catalogues du GREMM ou du MICS.

En suivant ces étapes, vous ne prenez plus une simple photo souvenir. Vous collectez une donnée scientifique, une « biocarte d’identité » datée et localisée qui viendra enrichir nos connaissances sur la vie de ces fascinants nomades des mers.

Colonne de 6 mètres : comment repérer le souffle puissant de la baleine bleue à l’horizon ?

Si la baleine à bosse est une acrobate, la baleine bleue est une force de la nature. Le plus grand animal ayant jamais vécu sur Terre se signale d’une manière qui lui est propre : son souffle. Repérer un souffle à l’horizon est la première étape de toute observation, mais tous les souffles ne sont pas égaux. Celui de la baleine bleue est incomparable et immédiatement reconnaissable pour un œil exercé. Il s’agit d’une colonne verticale, droite et explosive, qui peut atteindre plus de 6 mètres de hauteur, soit la taille d’une girafe ! Par temps calme, son son puissant peut être entendu avant même que le souffle ne soit visible.

Observer ce souffle est un moment particulièrement émouvant, car la baleine bleue de l’Atlantique Nord est une espèce en voie de disparition. Sa population est estimée à quelques centaines d’individus seulement. Chaque observation confirmée dans le Saint-Laurent est donc une donnée d’une importance capitale, un signe que ce géant fragile continue de fréquenter l’estuaire pour s’alimenter. Contrairement au souffle buissonnant et en forme de ballon du rorqual à bosse, celui de la baleine bleue est une signature qui ne trompe pas.

Le tableau comparatif suivant vous aidera à devenir un expert dans l’art de « lire les souffles », une compétence essentielle pour l’identification à distance.

Identification des souffles des grands cétacés du Saint-Laurent
Espèce Hauteur du souffle Forme caractéristique Son
Baleine bleue 6 mètres Colonne verticale droite Explosif, très sonore
Baleine à bosse 2,5-3 mètres Ballon buissonnant Bruyant, dispersé
Rorqual commun 4-5 mètres En V (vu de l’arrière) Puissant, bref
Baleine noire 5 mètres Double jet en V Caractéristique

L’entraînement consiste à scanner l’horizon non pas à la recherche d’une baleine, mais d’une anomalie : une « fumée » soudaine au-dessus de l’eau. Une fois repérée, analysez sa forme, sa hauteur et, si possible, écoutez le son. Une haute colonne verticale qui s’élève avec une détonation sourde ? Vous êtes peut-être en présence du géant des géants. N’oubliez jamais que cette observation est un privilège et une information précieuse pour la conservation de l’espèce.

Pourquoi la profondeur du Fjord du Saguenay attire-t-elle les grands cétacés ?

L’embouchure du Fjord du Saguenay, à la hauteur de Tadoussac, est mondialement reconnue comme l’un des meilleurs sites d’observation des baleines. Ce n’est pas un hasard, mais le résultat d’un phénomène océanographique unique : la remontée d’eau froide, ou « upwelling ». Cet endroit est un véritable garde-manger pour les cétacés, et sa productivité exceptionnelle s’explique par la topographie sous-marine très particulière. Le fleuve Saint-Laurent cache en son sein une profonde vallée sous-marine, le chenal Laurentien, qui atteint ici près de 450 mètres de profondeur.

Ce phénomène agit comme une pompe naturelle, créant une oasis de vie au milieu de l’estuaire. C’est cette concentration de nourriture qui attire les grands rorquals migrateurs entre mai et octobre, la meilleure période pour les observer.

Étude de cas : Le phénomène d’upwelling à l’embouchure du Saguenay

Le chenal Laurentien, avec ses 450 mètres de profondeur, se heurte brutalement à un haut-fond de seulement 20 mètres à la tête du chenal, près de Tadoussac. Lorsque les marées montantes forcent les eaux profondes, froides et riches en nutriments du chenal à remonter cette pente abrupte, elles sont projetées vers la surface. Cet apport massif de nutriments (nitrates, phosphates) et d’oxygène dans les couches de surface ensoleillées provoque une explosion de vie. Le phytoplancton prolifère, nourrissant à son tour d’immenses essaims de zooplancton (comme le krill), qui sont la base de l’alimentation de nombreux poissons et, bien sûr, des grands mammifères marins.

Il est cependant crucial de distinguer les habitants permanents des visiteurs saisonniers. Seuls les bélugas et les phoques communs résident à l’année dans le secteur. Les grands cétacés comme les rorquals à bosse, les rorquals communs et les majestueuses baleines bleues ne sont que des visiteurs d’été. Ils se concentrent à l’embouchure, profitant de l’abondance de nourriture, mais ne s’aventurent que très rarement dans le fjord lui-même, contrairement aux bélugas qui en ont fait leur sanctuaire.

Comprendre cette dynamique écologique permet de réaliser que la présence des baleines n’est pas garantie. Elle dépend entièrement de la santé et de la productivité d’un écosystème fragile, dont la tête du chenal Laurentien est le moteur. Chaque observation est donc un témoignage de la vitalité de ce garde-manger exceptionnel.

À retenir

  • L’identification d’une baleine à bosse va au-delà du visuel ; c’est le décodage d’un comportement (saut, chasse).
  • Votre photo de nageoire caudale est une « biocarte d’identité » cruciale pour la recherche si elle est nette, bien cadrée et documentée.
  • La présence des baleines dans le Saint-Laurent est directement liée à des phénomènes océanographiques précis comme l’upwelling de Tadoussac.

Pourquoi la population de bélugas du Saint-Laurent est-elle en déclin critique ?

Au milieu du ballet des géants migrateurs, une population résidente et emblématique du Saint-Laurent se bat pour sa survie : le béluga. Contrairement aux rorquals qui ne font que passer l’été, les bélugas vivent ici à l’année. Leur situation est dramatique. Jadis forte de 10 000 individus, la population a chuté à environ 1100 individus aujourd’hui. Désignée comme espèce menacée au Québec, cette baleine blanche est une véritable sentinelle de la santé du fleuve. Son déclin est le symptôme d’un écosystème sous pression.

Les menaces qui pèsent sur le béluga sont multiples et complexes, souvent résumées par la règle des « 3 C » : Contamination, Collisions et Chaos acoustique. En tant que prédateur au sommet de la chaîne alimentaire, le béluga accumule dans sa graisse les polluants qui s’infiltrent dans le fleuve. Les analyses de carcasses révèlent des niveaux élevés de BPC, de DDT et de retardateurs de flamme, affaiblissant leur système immunitaire et leur capacité de reproduction.

Le message porté par le sort du béluga est un avertissement puissant, comme le formule Pêches et Océans Canada :

Le béluga, au sommet de la chaîne alimentaire, est une sentinelle de la contamination du fleuve. Les polluants retrouvés dans leur graisse sont un miroir de la pollution de l’écosystème que nous partageons.

– Pêches et Océans Canada, Plan d’action pour réduire l’impact du bruit sur le béluga

De plus, l’augmentation du trafic maritime dans le Saint-Laurent expose les bélugas à un risque accru de collisions mortelles et, surtout, à un « chaos » acoustique. Le bruit sous-marin constant généré par les moteurs des navires interfère avec leur capacité à communiquer, à naviguer et à trouver de la nourriture, créant un stress chronique qui affecte leur survie. Des mesures, comme la mise en place de zones de limitation de vitesse, sont en place pour tenter d’atténuer cet impact, mais la situation reste critique. Observer un béluga est donc un rappel poignant de la fragilité de cet écosystème et de notre responsabilité collective.

Pour saisir l’urgence de la situation, il est crucial de comprendre l'ensemble des menaces qui pèsent sur les bélugas.

Chaque observation, qu’il s’agisse d’un rorqual à bosse ou d’un béluga, est une pièce d’un puzzle plus vaste : celui de la santé du Saint-Laurent. En devenant un observateur averti et en participant à la collecte de données, vous contribuez directement aux efforts de conservation. L’étape suivante consiste à transmettre vos observations aux bonnes organisations pour qu’elles aient un impact réel.

Rédigé par Marc-André Lemieux, Biologiste de la faune certifié et spécialiste des grands mammifères nord-américains avec 18 ans d'expérience terrain au Québec. Titulaire d'une maîtrise en gestion de la faune, il collabore régulièrement avec les parcs nationaux pour le suivi des populations d'ours et d'orignaux.